vendredi, janvier 02, 2009

The Hall of Truth

In the Mirror by Aliceindeadland
Je regarde, à mes pieds, les scintillements gris de . On dirait, sous le soleil, des monceaux de coquilles, d'écailles, d'esquilles d'os, de graviers. Perdu entre ces débris, de minuscules éclats de verre ou de mica jettent par intermittence des feux légers. Les rigoles, les tranchées, les minces sillons qui courent entre les coquilles, dans une heure ce seront des rues, entre des murs. Ces petits bonhommes noirs que je distingue dans la rue , dans une heure je serai l'un d'eux.
Comme je me sens loin d'eux, du haut de cette colline. Il me semble que j'appartiens à une autre espèce. Ils sortent des bureaux, après leur journée de travail, ils regardent les maisons et les squares d'un air satisfait, ils pensent que c'est leur ville, une "belle cité bourgeoise". Ils n'ont pas peur, ils se sentent chez eux. Ils n'ont jamais vu que l'eau apprivoisée qui coule des robinets, que la lumière qui jaillit des ampoules quand on appuie sur l'interrupteur, que les arbres métis, bâtards, qu'on soutient avec des fourches. Ils ont le mécanisme, que le monde obéit à des lois fixes et immuables. Les corps abandonnés dans le vide tombent tous à la même vitesse, le jardin public est fermé tous les jours à seize heures en hiver, à dix-huit heures en été, le plomb fond à 335°, le dernier tramway part de à vingt-trois heures cinq. Ils sont paisibles, un peu moroses, ils pensent à Demain, c'est-à-dire, simplement, un nouvel aujourd'hui; les villes ne disposent que d'une seule journée qui revient toute pareille à chaque matin. A peine la pomponne-t-on un peu, les dimanches.
Les imbéciles.
Ça me répugne, de penser que je vais revoir leurs faces épaisses et rassurées. Ils légifèrent, ils écrivent des romans populistes, ils se marient, ils ont l'extrême sottise de faire des enfants. Cependant, la grande nature vague glissée dans leur ville, elle s'est infiltrée, partout, dans leurs maisons, dans leurs bureaux, en eux-mêmes. Elle ne bouge pas, elle se tient tranquille et eux, ils sont en plein dedans, ils la respirent et ils ne la voient pas, ils s'imaginent qu'elle est dehors, à vingt lieus de la ville. Je la vois, moi, cette nature, je la vois... Je sais que sa soumission est paresse, je sais qu'elle n'a pas de lois : ce qu'ils prennent pour sa constance... Elle n'a que des habitudes et elle peut en changer demain.
S'il arrivait quelque chose ? Si tout d'un coup elle se mettait à palpiter ? Alors ils s'apercevraient qu'elle est là et il leur semblerait que leur cœur va craquer. Alors de quoi leur serviraient leurs digues et leurs remparts et leurs centrales électriques et leurs hauts fourneaux et leurs marteaux-pilons ? Cela peut arriver n'importe quand, tout de suite peut-être : les présages sont là. Par exemple, un père de famille en promenade verra venir à lui, à travers la rue, un chiffon rouge comme poussé par le vent. Et quand le chiffon sera tout près de lui, il verra que c'est un quartier de viande pourrie, maculé de poussière, qui se traîne en rampant, en sautillant, un bout de chair torturée qui se roule dans les ruisseaux en projetant par spasmes des jets de sang. Ou bien une mère regardera la joue de son enfant et lui demandera : "Qu'est-ce que tu as là, c'est un bouton ?" et elle verra la chair se bouffir, un peu, se crevasser, s'entrouvrir et, au fond de la crevasse, un troisième œil, un œil rieur apparaîtra. Ou bien ils sentiront de foux frôlements sur tout leur corps, comme les caresses que les joncs, les rivières, font aux nageurs. Et ils sauront que leurs vêtements sont devenus des choses vivantes. Et un autre trouvera qu'il y a quelque chose qui le gratte dans la bouche : et sa langue sera devenue un énorme mille-pattes tout vif, qui tricotera des pattes et lui raclera le palais. Il voudra le cracher, mais le mille-pattes, ce sera une partie de lui-même et il faudra qu'il l'arrache avec ses mains. Et des foules de choses apparaîtront pour lesquelles il faudra trouver des noms nouveaux, l'œil de pierre, le grand bras tricorne, l'orteil-béquille, l'araignée-mâchoire. Et celui qui se sera endormi dans son bon lit, dans sa douce chambre chaude se réveillera tout nu sur un sol bleuâtre, dans une forêt de verges bruissantes, dressées rouges et blanches vers le ciel comme les cheminées de , avec de grosses couilles à demi sorties de terre, velues et bulbeuses, comme des oignons. Et des oiseaux voletteront autour de ces verges et les picorereont de leurs becs et les feront saigner. Du sperme coulera lentement, doucement, de ces blessures, du sperme mêlé à du sang, vitreux et tiède avec de petites bulles. Ou alors rien de tout cela n'arrivera, il ne se produira aucun changement appréciable, mais les gens, un matin, en ouvrant leurs persiennes, seront surpris par une espèce de sens affreux, lourdement posé sur les choses et qui aura l'air d'attendre. Rien que cela : mais pour peu que cela dure quelque temps, il y aura des suicides par centaines. Eh bien oui ! Que cela change un peu, pour voir, je ne demande pas mieux. On en verra d'autres, alors, plongés brusquement dans la solitude. Des hommes tout seuls, entièrement seuls avec d'horribles monstruosités, courront par les rues, passeront lourdement devant moi, les yeux fixes, fuyant leurs maux et les emportant avec soi, la bouche ouverte, avec leur langue-insecte qui battra des ailes.
Alors j'éclaterai de rire, même si mon corps est couvert de sales croûtes louches qui s'épanouissent en fleurs de chair, en violettes, en renoncules. Je m'adosserai à un mur et je leur crierai au passage : "Qu'avez-vous fait de votre science ? Qu'avez-vous fait de votre humanisme ? Où est votre dignité de roseau pensant ?" Je n'aurai pas peur - ou du moins pas plus qu'en ce moment. Est-ce que ce ne sera pas toujours de l'existence, des variations sur l'existence ? Tous ces yeux qui mangeront lentement un visage, ils seront de trop, sans doute, mais pas plus que les deux premiers.


Extrait informatisé du journal de A. Roquentin. Page XXX.